Responsables éditoriaux : Roberto Bravi, Marco Gatto, Guido Grassadonio
Lucien Goldmann (1913-1970) et Franco Fortini (1917-1994) ont été sans aucun doute des intellectuels très différents du point de vue du tempérament, d’attitude et même par leurs activités professionnelles. L’italien a été poète, traducteur, théoricien et critique littéraire, journaliste, essayiste et, sûrement, l’un des polémistes les plus célèbres de son époque. Le parcours du franco-roumain a été moins éclectique : il est toujours resté dans les domaines de la philosophie et de la sociologie de la culture, notamment dans sa maturité. Le souvenir de sa personnalité qu’Herbert Marcuse nous offre, entre autres, est celui d’un homme placide, bien loin de l’image de l’intellectuel combatif normalement associée à Fortini. Cependant, tous deux ont été protagonistes de luttes théoriques fougueuses au nom d’un marxisme et d’un humanisme renouvelés.
En 1959, Gallimard publie Le dieu caché, le chef-d’œuvre de Lucien Goldmann consacré à une analyse marxiste de la pensée tragique de Blaise Pascal, du jansénisme et du théâtre de Jean Racine. Après quelques années, en 1961, Luciano Amodio et Franco Fortini en publient leur traduction en italien. Depuis ce moment, le nom de Goldmann revient souvent dans les écrits fortinians. Cela n’est pas surprenant : les deux intellectuels partagent une dette théorique envers les premiers ouvrages de György Lukács, comme Histoire et conscience de classe, mais aussi les deux écrits pré-marxistes Théorie du roman et L’âme et la forme. Pendant les années 1960, les travaux de Goldmann sont matériellement l’un de moyens par lesquels l’œuvre du philosophe hongrois se diffuse en France et en Europe. Ceci est sans doute l’une des raisons qui ont conduit Fortini à s’intéresser à cette forme originelle de sociologie/philosophie hégélo-marxiste que l’auteur d’origine roumaine appelait structuralisme génétique en hommage à Jean Piaget, et bien avant que le terme structuralisme s’impose avec une autre signification.
D’autres affinités peuvent, cependant, être retrouvées entre ces deux auteurs justifiant leur rencontre intellectuelle. Nés avec seulement quatre ans d’écart dans des environnements différents (l’Italie et la Roumanie des années 1910), ils sont tous deux d’origine juive. Malgré des situations différentes, les deux ont dû faire face à la tragédie de l’antisémitisme. Le jour de la défaite française par Hitler, Goldmann était établi stablement à Paris. Il sera obligé de fuir au sud avant de se réfugier en Suisse. Le hasard fait que Fortini est, lui aussi, obligé d’aller en Suisse pour échapper aux Leggi razziali. Pour le développement culturel du florentin, cette période suisse sera basilaire. Pour Goldmann, elle sera l’occasion de la rencontre avec la pensée de Lukács (redécouverte pendant sa permanence dans un camp de réfugiés) et avec la figure de Jean Piaget qui sera son premier directeur de thèse.
Si, chez l’italien, le thème des origines juives est explicité dans différents passages de son œuvre (à partir de Les chiens du Sinai), Goldmann n’abordera jamais cet argument (sauf rapidement, lors d’un petit essai dédié à Chagall). Il est pourtant difficile de croire que sa critique de la pensée tragique, au nom d’un pari utopique sur le socialisme, ne soit pas de quelque sorte influencée par sa militance de jeunesse dans des groupes politiques sionistes d’extrême gauche, comme Ha-shomer ha-Tsair. Cette conception du marxisme comme forme de foi laïque, cette sorte de religiosité socialiste, est sans doute parmi les points les plus évidents de contact avec Fortini – qui, entre autres, a traduit en italien certains des ouvrages les plus importants de Simone Weil et qui a toujours lié sa pensée à une interrogation messianique. Pour ces raisons, il est probablement correct de considérer ces deux figures comme des expressions de ce courant, certes vaste et hétérogène, que Michael Löwy – parmi l’un des élèves les plus célèbres de Goldmann – définit par l’expression : « juifs hétérodoxes ».
Une autre thématique commune aux deux pensées est la centralité de la littérature et son rapport avec la politique. Dans le cas de Fortini, au-delà de sa carrière académique et de son rôle de poète, pour lequel il est l’un des protagonistes littéraires du XXe siècle en Italie, il faut remarquer le grand nombre d’articles et d’essais écrits sur cet argument. Parmi ceux-ci, on compte Verifica dei poteri, l’un des ouvrages de critique littéraire les plus influents de son époque, et les articles contenus dans Questioni di frontiera. Quant à Goldmann, on cite souvent, sur ce sujet, Pour une sociologie du roman, bien que nous estimions d’autres travaux comme également importants. Parmi ces derniers, des exemples particulièrement remarquables sont les essais dédiés au théâtre de Jean Genet et de Witold Marian Gombrowicz.
Cet exercice pourrait se continuer à l’infini : il suffirait de lire même superficiellement les histoires personnelles de ces intellectuels pour découvrir de nouveaux points de contact et affinités. Tous deux sont antistalinistes depuis toujours, tous deux fortement intéressés par le personnalisme et la philosophie de Emmanuel Mounier, tous deux marqués par la lecture de Faust de Goethe, tous deux observateurs critiques de modes littéraires et philosophique de leur époque, souvent avec une attitude « ostinata e contraria » (têtue et contraire), tous deux passionnés par le thème du tragique mais aussi par le paradoxe et la contradiction qu’ils interprètent comme des éléments basilaires de l’anthropologie philosophique marxiste, etc. Pour l’ensemble de ces raisons, nous croyons décisif de redécouvrir ces deux personnalités, aujourd’hui un peu oubliées dans le débat, et de le faire en les accompagnant l’une de l’autre.
Suivant les normes éditoriales de la revue, nous évaluerons de façon attentive toutes les contributions qui essaieront de raccorder les deux auteurs, d’en suggérer des parallélismes ou d’en expliciter contacts ou réflexions communes. Nous accepterons aussi des articles dédiés à un seul de ces auteurs ayant des contenus particulièrement originaux. Nous apprécierons en particulier des contributions vouées à éclaircir la réception italienne de la pensée de Goldmann, avec une forte attention envers des personnalités comme Luciano Amodio et Augusto Del Noce. De cette même façon, nous accueillerons avec plaisir des articles de qualités dédiés à la réception française (et internationale) de l’œuvre de Fortini. Nous sommes aussi intéressés par des contributions plus historiques, vouées à la reconstruction de débats dans lesquels les deux auteurs ont joué un rôle protagoniste, comme celui sur l’humanisme en France pour Goldmann et celui qui gravitait autour du journal Il manifesto pour Fortini.
Il est prévu une double lecture aveugle de contributions envoyées.
31 Octobre 2021: date limite pour l’envoi des articles;
31 Octobre – 17 Décembre 2021: travail de double lecture aveugle et sa réponse;
1 Février 2022: date limite pour l’envoi des versions définitives;
1 Février – 30 Avril 2022: derniers travaux éditoriaux;
Franco Fortini / Lucien Goldmann (FR)
Date limite pour l’envoi des articles 31 Octobre 2021
Sortie du numéro prévue pour Juin 2022.
Envoyer les propositions à:
Fortini-Goldmann@protonmail.com
et à :
redazionethomasproject@gmail.com
Auteur invité: Michel Löwy
Responsables éditoriaux : Roberto Bravi, Marco Gatto, Guido Grassadonio
Lucien Goldmann (1913-1970) et Franco Fortini (1917-1994) ont été sans aucun doute des intellectuels très différents du point de vue du tempérament, d’attitude et même par leurs activités professionnelles. L’italien a été poète, traducteur, théoricien et critique littéraire, journaliste, essayiste et, sûrement, l’un des polémistes les plus célèbres de son époque. Le parcours du franco-roumain a été moins éclectique : il est toujours resté dans les domaines de la philosophie et de la sociologie de la culture, notamment dans sa maturité. Le souvenir de sa personnalité qu’Herbert Marcuse nous offre, entre autres, est celui d’un homme placide, bien loin de l’image de l’intellectuel combatif normalement associée à Fortini. Cependant, tous deux ont été protagonistes de luttes théoriques fougueuses au nom d’un marxisme et d’un humanisme renouvelés.
En 1959, Gallimard publie Le dieu caché, le chef-d’œuvre de Lucien Goldmann consacré à une analyse marxiste de la pensée tragique de Blaise Pascal, du jansénisme et du théâtre de Jean Racine. Après quelques années, en 1961, Luciano Amodio et Franco Fortini en publient leur traduction en italien. Depuis ce moment, le nom de Goldmann revient souvent dans les écrits fortinians. Cela n’est pas surprenant : les deux intellectuels partagent une dette théorique envers les premiers ouvrages de György Lukács, comme Histoire et conscience de classe, mais aussi les deux écrits pré-marxistes Théorie du roman et L’âme et la forme. Pendant les années 1960, les travaux de Goldmann sont matériellement l’un de moyens par lesquels l’œuvre du philosophe hongrois se diffuse en France et en Europe. Ceci est sans doute l’une des raisons qui ont conduit Fortini à s’intéresser à cette forme originelle de sociologie/philosophie hégélo-marxiste que l’auteur d’origine roumaine appelait structuralisme génétique en hommage à Jean Piaget, et bien avant que le terme structuralisme s’impose avec une autre signification.
D’autres affinités peuvent, cependant, être retrouvées entre ces deux auteurs justifiant leur rencontre intellectuelle. Nés avec seulement quatre ans d’écart dans des environnements différents (l’Italie et la Roumanie des années 1910), ils sont tous deux d’origine juive. Malgré des situations différentes, les deux ont dû faire face à la tragédie de l’antisémitisme. Le jour de la défaite française par Hitler, Goldmann était établi stablement à Paris. Il sera obligé de fuir au sud avant de se réfugier en Suisse. Le hasard fait que Fortini est, lui aussi, obligé d’aller en Suisse pour échapper aux Leggi razziali. Pour le développement culturel du florentin, cette période suisse sera basilaire. Pour Goldmann, elle sera l’occasion de la rencontre avec la pensée de Lukács (redécouverte pendant sa permanence dans un camp de réfugiés) et avec la figure de Jean Piaget qui sera son premier directeur de thèse.
Si, chez l’italien, le thème des origines juives est explicité dans différents passages de son œuvre (à partir de Les chiens du Sinai), Goldmann n’abordera jamais cet argument (sauf rapidement, lors d’un petit essai dédié à Chagall). Il est pourtant difficile de croire que sa critique de la pensée tragique, au nom d’un pari utopique sur le socialisme, ne soit pas de quelque sorte influencée par sa militance de jeunesse dans des groupes politiques sionistes d’extrême gauche, comme Ha-shomer ha-Tsair. Cette conception du marxisme comme forme de foi laïque, cette sorte de religiosité socialiste, est sans doute parmi les points les plus évidents de contact avec Fortini – qui, entre autres, a traduit en italien certains des ouvrages les plus importants de Simone Weil et qui a toujours lié sa pensée à une interrogation messianique. Pour ces raisons, il est probablement correct de considérer ces deux figures comme des expressions de ce courant, certes vaste et hétérogène, que Michael Löwy – parmi l’un des élèves les plus célèbres de Goldmann – définit par l’expression : « juifs hétérodoxes ».
Une autre thématique commune aux deux pensées est la centralité de la littérature et son rapport avec la politique. Dans le cas de Fortini, au-delà de sa carrière académique et de son rôle de poète, pour lequel il est l’un des protagonistes littéraires du XXe siècle en Italie, il faut remarquer le grand nombre d’articles et d’essais écrits sur cet argument. Parmi ceux-ci, on compte Verifica dei poteri, l’un des ouvrages de critique littéraire les plus influents de son époque, et les articles contenus dans Questioni di frontiera. Quant à Goldmann, on cite souvent, sur ce sujet, Pour une sociologie du roman, bien que nous estimions d’autres travaux comme également importants. Parmi ces derniers, des exemples particulièrement remarquables sont les essais dédiés au théâtre de Jean Genet et de Witold Marian Gombrowicz.
Cet exercice pourrait se continuer à l’infini : il suffirait de lire même superficiellement les histoires personnelles de ces intellectuels pour découvrir de nouveaux points de contact et affinités. Tous deux sont antistalinistes depuis toujours, tous deux fortement intéressés par le personnalisme et la philosophie de Emmanuel Mounier, tous deux marqués par la lecture de Faust de Goethe, tous deux observateurs critiques de modes littéraires et philosophique de leur époque, souvent avec une attitude « ostinata e contraria » (têtue et contraire), tous deux passionnés par le thème du tragique mais aussi par le paradoxe et la contradiction qu’ils interprètent comme des éléments basilaires de l’anthropologie philosophique marxiste, etc. Pour l’ensemble de ces raisons, nous croyons décisif de redécouvrir ces deux personnalités, aujourd’hui un peu oubliées dans le débat, et de le faire en les accompagnant l’une de l’autre.
Suivant les normes éditoriales de la revue, nous évaluerons de façon attentive toutes les contributions qui essaieront de raccorder les deux auteurs, d’en suggérer des parallélismes ou d’en expliciter contacts ou réflexions communes. Nous accepterons aussi des articles dédiés à un seul de ces auteurs ayant des contenus particulièrement originaux. Nous apprécierons en particulier des contributions vouées à éclaircir la réception italienne de la pensée de Goldmann, avec une forte attention envers des personnalités comme Luciano Amodio et Augusto Del Noce. De cette même façon, nous accueillerons avec plaisir des articles de qualités dédiés à la réception française (et internationale) de l’œuvre de Fortini. Nous sommes aussi intéressés par des contributions plus historiques, vouées à la reconstruction de débats dans lesquels les deux auteurs ont joué un rôle protagoniste, comme celui sur l’humanisme en France pour Goldmann et celui qui gravitait autour du journal Il manifesto pour Fortini.
Il est prévu une double lecture aveugle de contributions envoyées.